U. Kramer u.a.: Bundesrat Numa Droz (1844–1899)

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Titel
Der erste Schweizer Aussenminister. Bundesrat Numa Droz (1844–1899)


Autor(en)
Kramer, Urs; Zaugg, Thomas
Erschienen
Zürich 2021: NZZ Libro
Anzahl Seiten
439 S.
von
Olivier Meuwly

«Droz est, de tous les hommes d’État que j’ai connus, le plus prudent, le plus retenu»: c’est en ces termes que le conseiller fédéral vaudois Louis Ruchonnet décrit, en 1887, son collègue et ami neuchâtelois. Cet homme, si prudent, si retenu, ce qui lui sera d’ailleurs parfois reproché, mérite-t-il dès lors une biographie? C’est avec un grand oui qu’a répondu Urs Kramer, connu pour son étude en deux volumes Der schweizerisch-französische Handelskrieg von 1893 bis 1895. Vorgeschichte, Verlauf und Aussenwirkungen. Ein Beitrag zur Aussen- und Handelspolitik des 19. Jahrhunderts (publiée en 2012). Et on ne peut que donner raison à l’historien bernois qui entreprit en 2015 de rédiger un ouvrage sur Numa Droz qu’il avait si souvent rencontré dans ses recherches sur la politique commerciale de la Suisse.

Hélas, il ne put mener son travail à bien, fauché par la mort alors qu’il se trouvait dans la phase finale de son travail. On peut dès lors être reconnaissant à Thomas Zaugg d’avoir repris le manuscrit, de l’avoir finalisé, complété et réaménagé afin d’en faire une version publiable. C’est ce texte, devenu par la force des choses un travail collectif, que les éditions NZZ Libro ont mis sur le marché. Le texte tel qu’il est désormais accessible au lecteur souffre sans aucun doute de sa gestation compliquée. Il accorde un poids excessif peut-être au Droz négociateur en chef des traités commerciaux dont dépendait la prospérité de la Suisse. La vie de Droz après sa démission du Conseil fédéral, passionnante pourtant, était demeurée à l’état de fragments et ils n’ont pu être exploités. Mais peu importe en définitive: le parcours fascinant de Numa Droz méritait d’être éclairé et, comme le suggère Tobias Straumann dans sa préface, des pistes de recherche ont été ouvertes qui ne demandent qu’à être explorées.

Car Droz est fascinant. Plus que de la trajectoire d’un homme excessivement prudent, il faudrait surtout parler du parcours d’un surdoué. Tôt orphelin, ayant grandi dans des conditions modestes, rêvant en vain de devenir missionnaire, Droz fit un apprentissage dans la gravure d’horlogerie avant de se former au métier d’instituteur et de reprendre le journal radical de La Chaux-de-Fonds, sa ville natale. Ainsi immergé dans le monde politique, il ne le quittera plus. Commence alors une carrière météorique. Élu au Grand Conseil en 1869, à l’âge de vingt-cinq ans, puis au Conseil d’État et des États trois ans plus tard, il entre au Conseil fédéral en 1875: il a à peine trente ans! Droz s’impose très vite: malgré ses divers emplois, devant toujours se débattre avec une réalité matérielle difficile, il n’a cessé de lire, d’apprendre les langues, de se cultiver. Il a ainsi acquis une maîtrise du verbe et des compétences rédactionnelles qui font de lui plus qu’un homme politique de talent, plus qu’un homme d’État d’envergure, parce qu’il le sera, surtout un intellectuel en politique: une denrée rare dans le monde politique suisse.

Il est coutume de placer les années 1880–1890 sous le magistère d’un duo de choc formé par deux fortes personnalités: Emil Welti et Louis Ruchonnet. Il est vrai que ces deux personnages, jouissant d’une aura grandiose, souvent adversaires mais aussi plus complices qu’on ne l’a longtemps cru, ont souvent dominé les débats complexes d’une période agitée de l’histoire suisse, marquée notamment par l’épineuse question ferroviaire. Mais l’ouvrage de Kramer et Zaugg nous rappelle fort à propos qu’une compréhension exacte de cette période ne saurait faire l’impasse sur Droz qui a, lui aussi, marqué son époque, dans trois domaines principaux.

Sa vision claire des grands enjeux internationaux pour la Suisse détonne dans un univers où la politique étrangère est réduite à sa dimension utilitaire. Il saisit que l’important transfert de compétences vers la Confédération qu’implique l’adoption de la Constitution de 1874 nécessite une réorganisation du travail tant du Conseil fédéral que de l’administration. En 1887, il parvient à faire passer une innovation décisive: l’attribution du Département politique, c’est-à-dire des affaires étrangères, à un titulaire fixe, alors que, jusque-là, il était conduit par le président de la Confédération en exercice. Il avait compris, au-delà de ses ambitions personnelles, que la géopolitique européenne changeait, qu’une continuité dans les dossiers internationaux était requise. Le système qu’il inaugurera ne survira guère à son retrait des affaires publiques, avant de s’imposer de façon définitive après la Première Guerre mondiale.

Deuxième terrain où Droz jouera un rôle majeur: la défense de la neutralité de la Suisse. Tout au long du XIX e siècle, la Suisse fonctionne comme une terre d’asile pour les révolutionnaires européens. Dans les années 1880, elle accueille dans les soupentes de ses cités nombre d’anarchistes et de socialistes, russes ou allemands. Bismarck manifeste un courroux grandissant à l’égard de cette Helvétie si tolérante à l’égard de présumés fauteurs de troubles. Les polémiques s’enchaînent, contraignant le Conseil fédéral à osciller entre fermeté et souplesse diplomatique. En 1889, un agent provocateur allemand, August Wohlgemuth, se fait piéger par un ouvrier suisse. Il s’ensuit une longue passe d’armes entre l’Allemagne, conduite par un Bismarck dont la disgrâce est proche, et la Suisse qui défend sa dignité avec talent. Ce combat passe comme le grand-œuvre de Droz. La question est toutefois ouverte: n’aurait-il pas été prêt à de trop grandes concessions? Le mérite de l’intransigeance helvétique n’irait-il pas à Ruchonnet? La question n’a jamais été résolue mais il est évident que l’action de Droz a été essentielle dans cette affaire délicate.

Dernier grand secteur où a excellé le Neuchâtelois, au sommet de son art rhétorique, lorsqu’il fallait expliquer l’état de la situation aux Chambres fédérales, et diplomatique, par sa capacité à tenir le cap contre des vents décidément contraires: les négociations commerciales. Depuis 1873, l’Europe est ravagée par une longue crise économique et la tendance générale est au protectionnisme. La fin de la décennie 1880 est particulièrement chargée, avec de nombreux traités à renégocier avec les États voisins. Droz, désormais principal acteur sur ce terrain en tant que chef du Département politique, est sollicité sur tous les fronts. Il parvient à des résultats concluants avec l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et, non sans peine, l’Italie, mais échoue avec la France, totalement rivée sur un repli économique qu’elle veut absolu. Droz qui, visionnaire, avait pressenti la nécessité, à terme, d’une sorte d’organisation mondiale du commerce, est effondré: libre-échangiste convaincu, il est conscient que la Suisse dépend de son commerce extérieur et donc de tarifs douaniers bas. La partie est d’autant plus difficile qu’il doit aussi affronter les protectionnistes de son propre pays, qui se réveillent dans le sillage des agriculteurs et des artisans de Suisse orientale. Il croit pouvoir décrocher un compromis lorsque, à fin 1892, la France ferme la porte.

Mais Droz, dont la santé est aussi fragile que l’état de ses finances, avec son épouse malade, avait décidé en octobre de démissionner. Il avait déjà lorgné un emploi dans le privé ou un poste d’ambassadeur quelques années auparavant mais sans y donner suite. Ses contributions à la Bibliothèque universelle lui apporteront alors en un revenu complémentaire salvateur, faisant de lui à la fois un acteur et un commentateur de la vie politique. Son accession à la direction du Bureau international des transports lui assurera un revenu bien supérieur à ce qu’il gagnait comme conseiller fédéral. Il continuera à écrire, se mêlant des affaires fédérales au risque d’irriter ses anciens collègues, mais aussi pour défendre ses idées: le libre-échange économique, sa haine du socialisme d’État prôné par maints radicaux. Là réside un manque de cette importante biographie et il n’est pas sûr qu’il soit dû à sa construction évidemment bancale: comment le radical convaincu qu’est Droz au début de sa carrière glisse-t-il dans les parages de la droite libérale, incarnée d’abord par Escher puis par Conrad Cramer-Frey, son ami bientôt président du Vorort de l’USCI et qu’il adjoint souvent aux négociations qu’il doit mener? Dans cette énigme se loge l’originalité de Droz et un grand potentiel de recherches futures concernant un personnage qui fut un grand conseiller fédéral. Merci aux auteurs de l’avoir rappelé.

Zitierweise:
Meuwly, Olivier: Rezension zu: Kramer, Urs; Zaugg, Thomas: Der erste Aussenminister. Bundesrat Numa Droz (1844–1899), Zurich 2021. Zuerst erschienen in: Schweizerische Zeitschrift für Geschichte 72 (2), 2022, S. 304-306. Online: <https://doi.org/10.24894/2296-6013.00108>.

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